Les premiers kilomètres, c’est comme les premières lignes d’un livre. Devant la page blanche, le grand vertige. Tout reste à écrire. Laisser place à l’inconnu. Faire le pari de la fraternité. Suivre sa bonne étoile…

Famille et amis sont venus pour l’occasion. Avant de franchir la ligne de départ, Simon déploie une grande carte de notre parcours. 6600 km. 6 mois. 12 rencontres qui jalonneront le trajet. Tout semble si simple, présenté comme ça. Mais à l’heure de s’évader, je prends pleinement conscience des moments de doute, des galères, des péripéties qui nous attendent en cours de route. Chacun s’extasie devant nos montures, questionne le poids de nos bagages. Avons-nous fait les bons choix ? Ne sommes-nous pas trop chargés ? Là encore, je me sens fébrile, hésitant. Le trac me saisit !
Quelques photos sur la ligne de départ. Le sourire est crispé mais la chaleur humaine qui nous entoure réchauffe le cœur. Nos supporters du jour entourent de longues écharpes jaunes autour de nos cous à la mode du petit prince. 5, 4, 3, 2, 1 … Partez ! Le premier coup de pédale est libérateur. Comme à chaque fois que je remonte à bicyclette, cette sensation unique de retomber en enfance m’étreint. Le sentiment de la liberté. L’émotion enfantine de partir à la découverte d’un nouveau monde. Je crois qu’enfant, si j’avais croisé la route d’un aviateur en plein désert, je lui aurais demandé :
– « S’il vous plaît, dessine-moi un vélo ».
Pour ce voyage, j’ai la joie d’avoir dans ma roue mes trois enfants qui se concentrent sur leur fragile équilibre. Et ma bien-aimée fermant la marche, telle une bergère qui par amour a oublié de mettre la muselière à son mouton. Aujourd’hui, la guerre des moutons et des roses n’existe plus, place au bonheur de partir. Et cela a tellement d’importance !

Avant les au-revoirs, un amical peloton nous accompagne pour les premiers tours de pédaliers. De la fontaine des Elephants au château de Boigne, mon cœur revit l’émotion d’une arrivée tout aussi joyeuse, il y a 13 ans. Je revois la vague d’amis se levant tout à coup à notre approche, là, sur les grandes marches de pierre. Mais c’était une autre aventure, notre voyage initiatique sans les enfants.
Pour l’heure, c’est un nouveau départ. Même mon collègue sénégalais pédale à nos côtés, fier que le but ultime de nos pérégrinations soit la chaleureuse Teranga de Casamance. Les amis chambériens déambulent joyeusement jusqu’aux premiers contreforts du massif de Chartreuse. Puis dans le col de Couz, première difficulté du parcours, l’escorte se réduit. Nos enfants emboîtent la roue de cette douzaine de courageux qui grimpe vaillamment, forçant ainsi l’admiration de tous. Amandine, debout sur ses pédales, est fière comme Artaban de ce vélo tout neuf taillé pour les ascensions.
Notre premier bivouac est grand luxe. Version « warmshower », chez nos anges gardiens, Anne-Cécile et Stéphane qui nous reçoivent dans leur jardin. Comme ils veillent sur nous pour ce départ, ils s’occuperont de notre chienne pendant le semestre. Java est d’ailleurs perturbée de toute cette agitation qui l’entoure. Nouveau lieu, nouvelles personnes, nouveaux compagnons de jeux. S’échappant du chenil, elle nous rejoint sous la tente espérant en faire sa niche d’un soir.
Le lendemain, nous sommes accueillis par la clameur des applaudissements soutenus de nos amis et voisins venus en nombre. L’équipage est plus familial. Les copains et copines de nos enfants sont venus lancer l’expédition de nos bout de choux. La farandole de cyclistes en herbe s’étire au milieu des champs de blé et des verts pâturages. Les falaises calcaires en fond affichent un paysage enchanteur en ce chaud dimanche estival. Rires, exclamations, encouragements. Petits et grands se doublent et se redoublent dans une ambiance bonne enfant. C’est la fête ! Tel un envol d’oiseaux sauvages, cette nuée sympathique propulse notre avion à pédale vers le grand sud.

Inéluctablement, l’heure des adieux arrive. Amandine craque la première en serrant dans ses bras son amie Clara. Derrière nos pudiques lunettes noires, nos yeux rougis n’en mènent pas plus large. La gorge serrée, nous marmonons tant bien que mal quelques salutations. « Tâche d’être heureux » disait la rose à son amour de petit prince lorsque s’en vient le temps des séparations. C’est, en somme, ce que nous suggère chaque personne qui nous quitte tranquillement.
– « On est heureux et en même temps, on a envie de pleurer » lâche Simon.
Amandine sanglote qu’elle ne veut plus faire le voyage à vélo. Coline ne sait plus bien où elle en est. Les enfants sont assaillis par tant de sentiments contradictoires. Ils est important qu’ils les expriment. Ils prennent déjà beaucoup sur eux-mêmes pour se glisser, tout comme nous, dans la peau d’aventuriers. Alors nous les serrons dans nos bras, sans rien dire, laissant perler quelques larmes sur leurs pommettes rougies par le soleil et l’effort. C’est tellement mystérieux le pays des larmes !
Après tant d’émotions, commencer notre « road trip » entre noyeraies, tournesols et abricotiers chargés de lourdes perles orangées est salvateur. L’étau qui noue ma poitrine se desserre lentement. Infiniment lentement. Tout doucement, le cœur reprend son souffle pour mieux irriguer mes cuisses qui s’endolorissent déjà des implacables tours de manivelles. Toute la famille règle progressivement son rythme. Bivouac, pédalage, pauses, repas, ravitaillement et carnets de voyage. Les derniers dysfonctionnements de nos bicyclettes sont vite résolus. Ça y est, nous sommes partis ! En route pour Bignona…

(devant la librairie de Chabeuil)
Y’a plus qu’à y aller !